LA ROMANCE DE GUILLAUME APOLLINAIRE ET DE LOU AVANT QU'IL NE PARTE A LA GUERRE









Guillaume Apollinaire, de son vrai nom Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, est né à Rome, en Italie. Sa mère était Polonaise, et son père inconnu, probablement un officier italien. En 1901, il s’engagea comme précepteur en Allemagne, et tomba amoureux d’une jeune gouvernante qui refusa ses avances. La douleur de ce rejet marqua ses premiers poèmes. Sa maîtrise de langue française était naturelle, rapide et stupéfiante.

 

En 1900, il s'installe à Paris, centre des arts et de la littérature européenne à l'époque. Vivant dans la précarité, sa mère lui demande, pour gagner sa vie, de passer un diplôme de sténographie et il devient employé de banque comme son demi-frère Alberto Eugenio Giovanni. L'avocat Esnard l'engage un mois comme nègre pour écrire le roman-feuilleton Que faire ? dans Le Matin, mais refuse de le payer. Pour se venger, il séduit sa jeune maîtresse. 

 

En 1907, il rencontre l'artiste peintre Marie Laurencin. Ils entretiendront une relation chaotique et orageuse durant sept ans. À cette même époque, il commence à vivre de sa plume et se lie d'amitié avec Pablo Picasso.

 

En août 1914, il tente de s'engager dans l'armée française mais leconseil de révision ajourne sa demande car il n'a pas la nationalité française.

Il part pour Nice où sa seconde demande, en , sera acceptée, ce qui lancera sa procédure de naturalisation. Peu après son arrivée, un ami lui présente Louise de Coligny-Châtillon, lors d'un déjeuner dans un restaurant niçois. Divorcée, elle demeure chez son ex-belle-sœur à la Villa Baratier, dans les environs de Nice, et mène une vie très libre. Guillaume Apollinaire s'éprend aussitôt d'elle, la surnomme Lou et la courtise d'abord en vain. Puis elle lui accorde ses faveurs, les lui retire et quand il est envoyé faire ses classes à Nîmes après l'acceptation de sa demande d'engagement, elle l'y rejoint pendant une semaine, mais ne lui dissimule pas son attachement pour un homme qu'elle surnommait Toutou. Une correspondance naît de leur relation ; au dos des lettres qu'Apollinaire envoyait au début au rythme d'une par jour ou tous les deux jours, puis de plus en plus espacées, se trouvent des poèmes qui furent rassemblés plus tard sous le titre de Ombre de mon amour puis de Poèmes à Lou.
 






Lettre d’Apollinaire à Lou
[Nîmes, le] 13 janvier 1915
 

Mais la jeune femme ne l'aimera jamais comme il l'aurait voulu ; elle refuse de quitter Toutou et à la veille du départ d'Apollinaire pour le front, en mars1915, ils rompent en se promettant de rester amis. Il part avec le 38e régiment d'artillerie de campagne pour le front de Champagne le4 avril 1915. Malgré les vicissitudes de l'existence en temps de guerre, il écrit dès qu'il le peut pour garder le moral et rester poète (Case d'Armons), et une abondante correspondance avec Lou, ses nombreux amis, et une jeune fille,Madeleine Pagès, qu'il avait rencontrée dans le train, le 2 janvier 1915, au retour d'un rendez-vous avec Lou. 

Une fois sur le front, il lui envoie une carte, elle lui répond et ainsi, débute une correspondance vite enflammée qui débouche en août et toujours par correspondance, à une demande en mariage. En novembre 1915, dans le but de devenir officier, Wilhelm de Kostrowitzky est transféré à sa demande dans l'infanterie dont les rangs sont décimés. Il entre au 96° régime d'infanterie avec le grade de sous-lieutenant puis à Noël, il part pour Oran retrouver sa fiancée pour sa première permission.  


Le 9 mars 1916, il obtient sa naturalisation française mais quelques jours plus tard, le , il est blessé à la tempe par un éclat d'obus. Il lisait alors le Mercure de France dans sa tranchée. Évacué à Paris, il y sera finalement trépané le10 Mai 1916 puis entame une longue convalescence au cours de laquelle il cesse d'écrire à Madeleine. 

En 1918, les Éditions Sic publient sa pièce Les Mamelles de Tirésias. Son poème, La jolie rousse, dédié à sa nouvelle compagne, paraît en mars dans la revue L'Éventail. En avril, le Mercure de France publie son nouveau recueil de poésies,Calligrammes. Le 2 mai, il épouse Jacqueline (la « jolie rousse » du poème), à qui l'on doit de nombreuses publications posthumes des œuvres d'Apollinaire.

Affaibli par sa blessure, Guillaume Apollinaire meurt chez lui au 202 boulevard Saint-Germain  le 9 Novembre 1918 de la grippe espagnole , « grippe intestinale compliquée de congestion pulmonaire » ainsi que l'écrit Paul Léautaud dans son journal du 11 novembre 1918.
 
 

Crépuscule

Guillaume Apollinaire
À Mademoiselle Marie Laurencin.

Frôlée par les ombres des morts
Sur l’herbe où le jour s’exténue
L’arlequine s’est mise nue
Et dans l’étang mire son corps


Un charlatan crépusculaire
Vante les tours que l’on va faire
Le ciel sans teinte est constellé
D’astres pâles comme du lait


Sur les tréteaux l’arlequin blême
Salue d’abord les spectateurs
Des sorciers venus de Bohême
Quelques fées et les enchanteurs


Ayant décroché une étoile
Il la manie à bras tendu
Tandis que des pieds un pendu
Sonne en mesure les cymbales


L’aveugle berce un bel enfant
La biche passe avec ses faons
Le nain regarde d’un air triste
Grandir l’arlequin trismégiste


Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913 
 
 
 

 


1909

Guillaume Apollinaire

La dame avait une robe
En ottoman violine
Et sa tunique brodée d’or
Était composée de deux panneaux
S’attachant sur l’épaule.

Les yeux dansants comme des anges
Elle riait elle riait
Elle avait un visage aux couleurs de France
Les yeux bleus les dents blanches et les lèvres très rouges
Elle avait un visage aux couleurs de France.

Elle était décolletée en rond
Et coiffée à la Récamier
Avec de beaux bras nus
N’entendra-t-on jamais sonner minuit
La dame en robe d’ottoman violine.

Et en tunique brodée d’or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d’or
Et traînait ses petits souliers à boucles.

Elle était si belle
Que tu n’aurais pas osé l’aimer
J’aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau.

J’aimais j’aimais le peuple habile des machines
Le luxe et la beauté ne sont que son écume
Cette femme était si belle
Qu’elle me faisait peur.

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913












 

 

Chef de section

Guillaume Apollinaire
Ma bouche aura des ardeurs de géhenne
Ma bouche te sera un enfer de douceur et de séduction
Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur
Les soldats de ma bouche te prendront d’assaut
Les prêtres de ma bouche encenseront ta beauté
Ton âme s’agitera comme une région pendant un tremblement de terre
Tes yeux seront alors chargés de tout l’amour qui s’est amassé dans les regards de l’humanité depuis qu’elle existe
Ma bouche sera une armée contre toi une armée pleine de disparates
Variée comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses
L’orchestre et les chœurs de ma bouche te diront mon amour
Elle te le murmure de loin
Tandis que les yeux fixés sur la montre j’attends la minute prescrite pour l’assaut.


Guillaume Apollinaire












C’est dans cette fleur qui sent si bon

Guillaume Dufour

C’est dans cette fleur qui sent si bon
et d’où monte un beau ciel de nuées
que bat mon cœur
Aromatiques enfants de cet œillet plus vivant
que vos mains jointes ma bien AIMÉE
et plus pieux encore que vos ongles


La mielleuse figue octobrine
seule a la douceur de vos lèvres
qui ressemble à sa blessure
lorsque trop mûr le noble fruit
que je voudrais tant cueillir
paraît sur le point de choir
ô figue ô figue désirée
bouche que je veux cueillir
blessure dont je veux mourir


Et puis voici l’engin avec quoi pêcheur
JE
Capture l’immense monstre de ton œil
Qu’un art étrange abîme au sein des nuits profondes


Nice, le 8 octobre 1914
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou













Je pense à toi mon Lou

Guillaume Apollinaire

Je pense à toi mon Lou ton cœur est ma caserne
Mes sens sont tes chevaux ton souvenir est ma luzerne.


Le ciel est plein ce soir de sabres d’éperons
Les canonniers s’en vont dans l’ombre lourds et prompts.


Mais près de moi je vois sans cesse ton image
Ta bouche est la blessure ardente du courage.


Nos fanfares éclatent dans la nuit comme ta voix
Quand je suis à cheval tu trottes près de moi.


Nos 75 sont gracieux comme ton corps
Et tes cheveux sont fauves comme le feu d’un obus
qui éclate au nord.

Je t’aime tes mains et mes souvenirs
Font sonner à toute heure une heureuse fanfare.


Des soleils tour à tour se prennent à hennir
Nous sommes les bat-flanc sur qui ruent les étoiles.


Nîmes, le 17 décembre 1914
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou




Au lac de tes yeux

Guillaume Apollinaire
Au lac tes yeux très profond
Mon pauvre coeur se noie et fond
Là le défont
Dans l’eau d’amour et de folie
Souvenir et Mélancolie



Nîmes, le 18 décembre 1914
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou















Je t’adore mon Lou

Guillaume Apollinaire

Je t’adore mon Lou et par moi tout t’adore
Les chevaux que je vois s’ébrouer aux abords
L’appareil des monuments latins qui me contemplent
Les artilleurs vigoureux qui dans leur caserne rentrent
Le soleil qui descend lentement devant moi
Les fantassins bleu pâle qui partent pour le front pensent à toi
Car ô ma chevelue de feu tu es la torche
Qui m’éclaire ce monde et flamme tu es ma force.


Dans le ciel les nuages
Figurent ton image
Le mistral en passant
Emporte mes paroles
Tu en perçois le sens
C’est vers toi qu’elles volent
Tout le jour nos regards
Vont des Alpes au Gard
Du Gard à la Marine
Et quand le jour décline
Quand le sommeil nous prend
Dans nos lits différents
Nos songes nous rapprochent
Objets dans la même poche
Et nous vivons confondus
Dans le même rêve éperdu
Mes songes te ressemblent.


Les branches remuées ce sont tes yeux qui tremblent
Et je te vois partout toi si belle et si tendre
Les clous de mes souliers brillent comme tes yeux
La vulve des juments est rose comme la tienne
Et nos armes graissées c’est comme quand tu me veux
Ô douceur de ma vie c’est comme quand tu m’aimes.


L’hiver est doux le ciel est bleu
Refais-me le refais-me le
Toi ma chère permission
Ma consigne ma faction
Ton amour est mon uniforme
Tes doux baisers sont les boutons
Ils brillent comme l’or et l’ornent
Et tes bras si roses si longs
Sont les plus galants des galons.


Un monsieur près de moi mange une glace blanche
Je songe au goût de ta chair et je songe à tes hanches
À gauche lit son journal une jeune dame blonde
Je songe à tes lettres où sont pour moi toutes les nouvelles du monde
Il passe des marins la mer meurt à tes pieds
Je regarde ta photo tu es l’univers entier
J’allume une allumette et vois ta chevelure
Tu es pour moi la vie cependant qu’elle dure
Et tu es l’avenir et mon éternité
Toi mon amour unique et la seule beauté.


Nimes, le 10 janvier 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou















C’est l’hiver

Guillaume Apollinaire

C’est l’hiver et déjà j’ai revu des bourgeons
Aux figuiers dans les clos Mon amour nous bougeons
Vers la paix ce printemps de la guerre où nous sommes
Nous sommes bien Là-bas entends le cri des hommes
Un marin japonais se gratte l’œil gauche avec l’orteil droit
Sur le chemin de l’exil voici des fils de rois
Mon cœur tourne autour de toi comme un kolo

où dansent quelques jeunes soldats serbes auprès d’une pucelle endormie
Le fantassin blond fait la chasse aux morpions sous la pluie
Un belge interné dans les Pays-Bas lit un journal où il est question de moi
Sur la digue une reine regarde le champ de bataille avec effroi
L’ambulancier ferme les yeux devant l’horrible blessure
Le sonneur voit le beffroi tomber comme une poire trop mûre
Le capitaine anglais dont le vaisseau coule tire une dernière pipe d’opium
Ils crient Cri vers le printemps de paix qui va venir Entends le cri des hommes
Mais mon cri va vers toi mon Lou tu es ma paix et mon printemps
Tu es ma Lou chérie le bonheur que j’attends
C’est pour notre bonheur que je me prépare à la mort
C’est pour notre bonheur que dans la vie j’espère encore
C’est pour notre bonheur que luttent les armées
Que l’on pointe au miroir sur l’infanterie décimée
Que passent les obus comme des étoiles filantes
Que vont les prisonniers en troupes dolentes
Et que mon cœur ne bat que pour toi ma chérie
Mon amour ô mon Loup mon art et mon artillerie


Nîmes, le 17 janvier 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou











 

Guirlande de Lou

Guillaume Apollinaire

Je fume un cigare à Tarascon en humant un café
Des goumiers en manteau rouge passent près de l’hôtel des Empereurs
Le train qui m’emporta t’enguirlandait de tout mon souvenir nostalgique
Et ces roses si roses qui fleurissent tes seins
C’est mon désir joyeux comme l’aurore d’un beau matin

*
Une flaque d’eau trouble comme mon âme
Le train fuyait avec un bruit d’obus de 120 au terme de sa course
Et les yeux fermés je respirais les héliotropes de tes veines
Sur tes jambes qui sont un jardin plein de marbres
Héliotropes ô soupirs d’une Belgique crucifiée

*
Et puis tourne tes yeux ce réséda si tendre
Ils exhalent un parfum que mes yeux savent entendre
L’odeur forte et honteuse des Saintes violées
Des sept Départements où le sang a coulé

*
Hausse tes mains Hausse tes mains ces lys de ma fierté
Dans leur corolle s’épure toute l’impureté
Ô lys ô cloches des cathédrales qui s’écroulent au nord
Carillons des Beffrois qui sonnent à la mort
Fleurs de lys fleurs de France ô mains de mon amour
Vous fleurissez de clarté la lumière du jour

*
Tes pieds tes pieds d’or touffes de mimosas
Lampes au bout du chemin fatigues des soldats
— Allons c’est moi ouvre la porte je suis de retour enfin
— C’est toi assieds-toi entre l’ombre et la tristesse
— Je suis couvert de boue et tremble de détresse
Je pensais à tes pieds d’or pâle comme à des fleurs
— Touche-les ils sont froids comme quelqu’un qui meurt

*
Les lilas de tes cheveux qui annoncent le printemps
Ce sont les sanglots et les cris que jettent les mourants
Le vent passe au travers doux comme nos baisers
Le printemps reviendra les lilas vont passer

*
Ta voix, ta voix fleurit comme les tubéreuses
Elle enivre la vie ô voix ô voix chérie
Ordonne ordonne au temps de passer bien plus vite
Le bouquet de ton corps est le bonheur du temps
Et les fleurs de l’espoir enguirlandent tes tempes
Les douleurs en passant près de toi se métamorphosent
— Écroulements de flammes morts frileuses hématidroses —
En une gerbe où fleurit La Merveilleuse Rose.


Tarascon, 24 janvier 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou












 

 

Je t’écris ô mon Lou

Guillaume Apollinaire

Je t’écris ô mon Lou de la hutte en roseaux
Où palpitent d’amour et d’espoir neuf cœurs d’hommes
Les canons font partir leurs obus en monômes
Et j’écoute gémir la forêt sans oiseaux.


Il était une fois en Bohême un poète
Qui sanglotait d’amour puis chantait au soleil
Il était autrefois la comtesse Alouette
Qui sut si bien mentir qu’il en perdit la tête
En perdit sa chanson en perdit le sommeil.


Un jour elle lui dit Je t’aime ô mon poète
Mais il ne la crut pas et sourit tristement
Puis s’en fut en chantant Tire-lire Alouette
Et se cachait au fond d’un petit bois charmant

Un soir en gazouillant son joli tire-lire.

La comtesse Alouette arriva dans le bois
Je t’aime ô mon poète et je viens te le dire
Je t’aime pour toujours Enfin je te revois
Et prends-la pour toujours mon âme qui soupire

Ô cruelle Alouette au cœur dur de vautour.

Vous mentîtes encore au poète crédule
J’écoute la forêt gémir au crépuscule
La comtesse s’en fut et puis revint un jour
Poète adore-moi moi j’aime un autre amour.


Il était une fois un poète en Bohême
Qui partit à la guerre on ne sait pas pourquoi
Voulez-vous être aimé n’aimez pas croyez-moi
Il mourut en disant Ma comtesse je t’aime.


Et j’écoute à travers le petit jour si froid
Les obus s’envoler comme l’amour lui-même.


10 avril 1915.
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou (1915)
Poème dédié à la Comtesse Louise de Coligny, dite Lou.















Au soleil

Guillaume Apollinaire
Au soleil
J’ai sommeil
Lou je t’aime
Mon poème
Te redit
Ce lundi
Que je t’aime
Lou Loulou
Me regarde
Ce ptit loup
Se hasarde
A venir
Voir courir
Sur ma lettre
Le crayon
Voudrais être
Un rayon
Qui visite
Mon ptit Lou
Vite vite
Je te quitte
Et vais vite
Sur Loulou


Courmelois, le 19 avril 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou




 


Amour-roi

Guillaume Apollinaire
Amour-roi
Dites-moi
La si belle
Colombelle
Infidèle
Qu’on appelle
Petit Lou
Dites où
Donc est-elle
Et chez qui
— Mais chez Gui


Courmelois, le 23 avril 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou









Jolie bizarre enfant chérie

Guillaume Apollinaire

Jolie bizarre enfant chérie
Je vois tes doux yeux langoureux
Mourir peu à peu comme un train qui entre en gare
Je vois tes seins, tes petits seins au bout rose
Comme ses perles de Formose
Que j’ai vendues à Nice avant de partir pour Nîmes
Je vois ta démarche rythmée de Salomé plus capricieuse
Que celle de la ballerine qui fit couper la tête au Baptiste
Ta démarche rythmée comme un acte d’amour
Et qui à l’hôpital auxiliaire où à Nice
Tu soignais les blessés
T’avait fait surnommer assez justement la chaloupeuse
Je vois tes sauts de carpe aussi la croupe en l’air
Quand sous la schlague tu dansais une sorte de kolo
Cette danse nationale de la Serbie.


Jolie bizarre enfant chérie
Je sens ta pâle et douce odeur de violette
Je sens la presqu’imperceptible odeur de muguet de tes aisselles
Je sens l’odeur de fleur de marronnier que le mystère de tes jambes
Répand au moment de la volupté
Parfum presque nul et que l’odorat d’un amant
Peut seul et à peine percevoir
Je sens le parfum de rose rose très douce et lointaine
Qui te précède et te suit, ma rose.


Jolie bizarre enfant chérie
Je touche la courbe singulière de tes reins
Je suis des doigts ces courbes qui te font faite
Comme une statue grecque d’avant Praxitèle
Et presque comme une Ève des cathédrales
Je touche aussi la toute petite éminence si sensible
Qui est ta vie vie même au suprême degré
Elle annihile en agissant ta volonté tout entière
Elle est comme le feu dans la forêt
Elle te rend comme un troupeau qui a le tournis
Elle te rend comme un hospice de folles
Où le directeur et le médecin-chef deviendraient
Déments eux-mêmes
Elle te rend comme un canal calme changé brusquement
En une mer furieuse et écumeuse
Elle te rend comme un savon satiné et parfumé
Qui mousse soudain dans les mains de qui se lave.



Jolie bizarre enfant chérie
Je goûte ta bouche ta bouche sorbet à la rose
Je la goûte doucement
Comme un khalife attendant avec mépris les Croisés
Je goûte ta langue comme un tronçon de poulpe
Qui s’attache à vous de toutes les forces de ses ventouses
Je goûte ton haleine plus exquise que la fumée
Tendre et bleue de l’écorce du bouleau
Ou d’une cigarette de Nestor Gianaklis
Ou cette fumée sacrée si bleue
Et qu’on ne nomme pas.


Jolie bizarre enfant chérie
J’entends ta voix qui me rappelle
Un concert de bois, musette hautbois, flûtes
Clarinettes, cors anglais
Lointain concert varié à l’infini
Tu te moques parfois et il faut qu’on rie
Ô ma chérie
Et si tu parles gentiment
C’est le concert des anges
Et si tu parles tristement, c’est une satane triste
Qui se plaint
D’aimer en vain un jeune saint si joli
Devant son nimbe vermeil
Et qui baisse doucement les yeux
Les mains jointes
Et qui tient comme une verge cruelle
La palme du martyre.


Jolie bizarre enfant chérie
Ainsi les cinq sens concourent à te créer de nouveau
Devant moi
Bien que tu sois absente et si lointaine
Ô prestigieuse,
Ô ma chérie miraculeuse
Mes cinq sens te photographie en couleurs
Et tu es là tout entière
Belle
Câline
Et si voluptueuse
Colombe, jolie, gracieuse colombe
Ciel changeant, ô Lou, ô Lou
Mon adoré
Chère, chère bien-aimée
Tu es là
Et je te prends toute
Bouche à bouche
Comme jadis
Jolie bizarre enfant chérie.


Courmelois, le 28 avril 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou


 

 

 









 

Je rêve de revoir

Guillaume Apollinaire

Je rêve de revoir mon ptit Lou pour toujours
Ô nuances des frondaisons pendants les matins lourds
Creux où joue le jour comme aux cassures d’un velours

Ô temps, souffre qu’en moi-même je retourne en arrière.

Dans les commencements de cette longue guerre
Voici la mer et les palmiers
Et cette grande place où tu la vis naguère
Sous son grand canotier.


Ô temps, reviendra-t-il le temps où nos deux âmes
Comme deux avions ennemis se rencontreront
Pour l’idéal combat où mon Lou tu réclames
La verge d’Aaron.


Puisque tu es, cœur éternel : La FEMME
Et que je te connais
Onde qui fuit, porte sur rien, insaisissable flamme
Ou gamin pied de nez.


Ou bien, ô mon cher cœur, tu es cette musique
Qui monte nuit et jour du creux des bois profonds
Et tes bras blancs levés en geste prophétique
Annoncent ce que font

Et tout ce que feront les longs troupeaux des hommes.

Vénus sous ton regard chargé de volupté
Te crier leur Désir, dire ce que nous sommes
Et ce qu’avons été

Puis s’en aller mourir par le matin livide.

Afin que tes beaux yeux aient le droit de choisir
L’esclave le plus beau pour orner ton lit vide
Afin de t’assouvir.

Et sans aller mourir par le matin livide.

Afin que ton caprice ait le droit de choisir
L’esclave encor plus beau pour orner le lit vide
Selon ton bon plaisir

Ô Lou, je te revois sur la grande-place à Nice.

Dans le matin ambré…
Un obus vient mourir sur le canon factice
Que les boches ont repéré.


Courmelois, le 12 mai 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou

 

C’est le sifflet

Guillaume Apollinaire
C’est le sifflet dont je me sers
Sur le théâtre de la guerre
Pour siffler les Boches en Vers
En Prose et de toute manière
Et que Lou siffle en ce sifflet
Pour appeler son grand Toutou,
À Gui l’An neuf… Et mon poulet
Souhaite à Lou l’amour partout


Courmelois, entre le 27 mai et le 4 juin 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou





À mon Tiercelet

Guillaume Apollinaire

Terrible Aquilan de Mayogre,
Il me faudrait un petit noc
Car j’ai faim d’amour comme un ogre
Et je ne trouve qu’un faucon !!


Courmelois, le 23 juin 1915

Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou











Bientôt bientôt

Guillaume Apollinaire

Bientôt bientôt finira l’oût
Reverrai-je mon ptit Lou ?
Mais nous voici vers la mi-août
Ton chat dirait-il « miaou »
En me voyant ou bien « coucou !!!»
Et mon cœur pend-il à ton cou ?
Dieu ! qu’il fut heureux ce Toutou
Pouvoir fourrer son nez partout !!
Mais, je n’en suis pas jaloux
Les toutous n’font pas d’mal aux loups


Secteur des Hurlus, le 4 août 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou










Épigramme

Guillaume Apollinaire

Mon adorable jardinière
Toi qui voudrais savoir pourquoi
Nul ne tape sur ton derrière
Ne sait-tu donc pas comme moi
Qu’il ne faut pas battre une femme
Et même avec une Fleur Rare… Oui, Madame


Secteur des Hurlus, le 22 septembre 1915
Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou












Chevaux de frise

Guillaume Apollinaire

Pendant le blanc et nocturne novembre
Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie
Vieillissaient encore sous la neige
Et semblaient à peine des chevaux de frise
Entourés de vagues de fils de fer
Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps
Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent
Les fleurs de l’amour.


Pendant le blanc et nocturne novembre
Tandis que chantaient épouvantablement les obus
Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient
Leurs mortelles odeurs
Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine
La neige met de pâles fleurs sur les arbres
Et toisonne d’hermine les chevaux de frise
Que l’on voit partout
Abandonnés et sinistres
Chevaux muets
Non chevaux barbes mais barbelés
Et je les anime tout soudain
En troupeau de jolis chevaux pies
Qui vont vers toi comme de blanches vagues
Sur la Méditerranée
Et t’apportent mon amour
Roselys ô panthère ô colombes étoile bleue
Ô Madeleine
Je t’aime avec délices
Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches
Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent
Si je songe à tes seins le Paraclet descend
Ô double colombe de ta poitrine
Et vient délier ma langue de poète
Pour te redire
Je t’aime
Ton visage est un bouquet de fleurs
Aujourd’hui je te vois non Panthère
Mais Toutefleur
Et je te respire ô ma Toutefleur
Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse
Et ces chants qui s’envolent vers toi
M’emportent à ton côté
Dans ton bel Orient où les lys
Se changent en palmiers qui de leurs belles mains
Me font signe de venir
La fusée s’épanouit fleur nocturne
Quand il fait noir
Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses
De larmes heureuses que la joie fait couler
Et je t’aime comme tu m’aimes
Madeleine


Guillaume Apollinaire












Con large comme un estuaire

Guillaume Apollinaire

Con large comme un estuaire
Où meurt mon amoureux reflux
Tu as la saveur poissonnière
l’odeur de la bite et du cul
La fraîche odeur trouduculière

Femme ô vagin inépuisable
Dont le souvenir fait bander
Tes nichons distribuent la manne
Tes cuisses quelle volupté
même tes menstrues sanglantes
Sont une liqueur violente

La rose-thé de ton prépuce
Auprès de moi s’épanouit
On dirait d’un vieux boyard russe
Le chibre sanguin et bouffi
Lorsqu’au plus fort de la partouse
Ma bouche à ton nœud fait ventouse.


Guillaume Apollinaire











Mon cœur j’ai regardé

Guillaume Apollinaire

Mon cœur j’ai regardé longtemps ce soir
Devant l’écluse
L’étoile ô Lou qui fait mon désespoir
Mais qui m’amuse

Ô ma tristesse et mon ardeur Lou mon amour
Les jours s’écoulent
Les nuits s’en vont comme s’en va le jour
Les nuits déroulent

Le chapelet sacrilège des obus boches
C’est le printemps
Et les oiseaux partout donnent leurs bamboches
On est content

On est content au bord de la rivière
Dans la forêt
On est content La mort règne sur terre
Mais l’on est prêt

On est prêt à mourir pour que tu vives
Dans le bonheur
Les obus ont brûlé les fleurs lascives
Et cette fleur

Qui poussait dans mon cœur et que l’on nomme
Le souvenir
Il reste bien de la fleur son fantôme
C’est le désir

Il ne vient que la nuit quand je sommeille
Vienne le jour
Et la forêt d’or s’ensoleille
Comme l’Amour

Les nuages s’en vont courir les mondes
Quand irons-nous
Courir aussi tous deux les grèves blondes
Puis à genoux

Prier devant la vaste mer qui tremble
Quand l’oranger
Mûrit le fruit doré qui te ressemble
Et sans bouger

Écouter dans la nuit l’onde cruelle
Chanter la mort
Des matelots noyés en ribambelle
Ô Lou tout dort

J’écris tout seul à la lueur tremblante
D’un feu de bois
De temps en temps un obus se lamente
Et quelquefois

C’est le galop d’un cavalier qui passe
Sur le chemin
Parfois le cri sinistre de l’agace
Monte Ma main

Dans la nuit trace avec peine ces lignes
Adieu mon cœur
Je trace aussi mystiquement les signes
Du Grand Bonheur

Ô mon amour mystique ô Lou la vie
Nous donnera
La delectation inassouvie
On connaitra

Un amour qui sera l’amour unique
Adieu mon cœur
Je vois briller cette étoile mystique
Dont la couleur

Est de tes yeux la couleur ambigüe
J’ai ton regard
Et j’en ressens une blessure aigüe
Adieu c’est tard

Courmelois, le 15 avril 1915

Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou

 

Les colchiques

 

Le pré est vénéneux,

mais joli en automne,

Les vaches y paissant,

Lentement s'empoisonnent,

Le colchique, couleur de cerne et de lilas

Y Fleurit. Tes yeux sont comme cette fleur-là,

Violâtre comme leur cerne et comme cet automne

 Et lentement ma vie pour tes yeux s'empoisonne.

Les enfants de l’école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l’harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières

Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l’automne

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

 

Guillaume Apollinaire

 

 

À la partie la plus gracieuse

Guillaume Apollinaire

Toi qui regardes sans sourire
Et de face en tournant le dos
Tu me sembles un beau navire
Voiles dehors… et quels dodos
Promet cet édredon de neige
Neige rose de Mézidon !
Å Mars et Vénus, le reverrai-je
Cet édredon de Cupidon ?
Ô gracieuse et callipyge,
Tous les culs sont de la Saint-Jean !
Le tien leur fait vraiment la pige
Déesse aux collines d’argent…
D’argent qui serait de la crème
Et des feuilles de rose aussi…
Aussi, belle croupe je t’aime
Et ta grâce est mon seul souci

Secteur des Hurlus, le 4 août 1915

Guillaume Apollinaire,







« C’était un temps béni nous étions sur les plages
Va-t’en de bon matin pieds nus et sans chapeau
Et vite comme va la langue d’un crapaud
L’amour blessait au cœur les fous comme les sages »
 
 
« La Chanson du mal-aimé »

Publié dans Alcools (1913), ce poème chante l'amour malheureux d'Apollinaire pour Annie qui, par deux fois, a refusé de quitter Londres pour le suivre...

 
 
 
 
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte [...]

Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir

Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus »
[...]

 

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